Déductibilité fiscale d'un détournement de fonds

Décision du tribunal : Conseil d'Etat N° 458981

Date : 06/12/2023

NOTRE ANALYSE

Les pertes qui résultent de détournements de fonds commis au détriment d’une société sont déductibles de ses résultats, sauf s’ils ont été commis par les dirigeants, les mandataires sociaux ou associés et les salariés et ont pour origine leur comportement délibéré ou leur carence manifeste dans l’organisation et la mise en œuvre des dispositifs de contrôle. Une cour d’Appel avait maintenu le refus par l’administration fiscale de déduire les pertes subies, au motif que le détournement de fonds avait été commis par un associé de la société. Au vu des circonstances, le Conseil d’État se prononce sur l'annulation de l'arrêt, pour la partie relative à la déductibilité du détournement de fonds commis par un associé très minoritaire.

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Vu la procédure suivante :

Par une décision du 5 avril 2023, le Conseil d’État, statuant au contentieux a prononcé l’admission des conclusions du pourvoi de la société Strudal Préfabriqués dirigées contre l’arrêt n° 20VE00491 du 5 octobre 2021 de la cour administrative d’appel de Versailles en tant qu’il s’est prononcé sur les factures émises par les sociétés ABMG, EBR et Construction TP au regard de l’impôt sur les sociétés et de la taxe sur la valeur ajoutée.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– la directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006 ;
– le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Olivier Saby, maître des requêtes,

– les conclusions de Mme Emilie Bokdam-Tognetti, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de la société Strudal Préfabriqués ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Strudal Préfabriqués a fait l’objet d’une vérification de comptabilité à l’issue de laquelle lui ont été notifiées des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés au titre des exercices clos en 2008, 2009 et 2010 ainsi que des rappels de taxe sur la valeur ajoutée au titre de la période du
1er janvier 2008 au 30 avril 2011. Elle demande l’annulation de l’arrêt du 5 octobre 2021 par lequel la cour administrative d’appel de Versailles a rejeté son appel contre le jugement du
12 décembre 2019 du tribunal administratif de Cergy-Pontoise qui a rejeté sa demande tendant à la décharge de ces suppléments d’impôts. Les conclusions de son pourvoi ont été admises en tant que l’arrêt s’est prononcé sur les dépenses correspondant aux factures émises par les sociétés ABMG, EBR et Construction TP dont l’administration fiscale a refusé la déductibilité.

S’agissant de l’impôt sur les sociétés :

2. En cas de détournements de fonds commis au détriment d’une société, les pertes qui en résultent sont, en principe, déductibles des résultats de la société. Il en va ainsi, en particulier, lorsque ces détournements ont été commis par des tiers. En revanche, ne sont pas déductibles les détournements commis par les dirigeants, mandataires sociaux ou associés ainsi que ceux, commis par un salarié de la société, qui ont pour origine, directe ou indirecte, le comportement délibéré des dirigeants, mandataires sociaux ou associés ou leur carence manifeste dans l’organisation de la société et la mise en œuvre des dispositifs de contrôle, contraires à l’intérêt de la société.

3. Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué qu’après avoir jugé que l’administration fiscale avait pu, à bon droit, regarder les factures émises par les sociétés ABMG, EBR et Construction TP comme fictives, la cour administrative d’appel de Versailles a écarté le moyen tiré de ce que les dépenses afférentes à ces factures résultaient d’un détournement commis par un des salariés de la société requérante à son détriment et par suite étaient déductibles de ses résultats imposables, au motif que l’auteur de ce détournement n’avait pas la qualité de simple salarié dès lors qu’il exerçait les fonctions de directeur du département plancher de la société Strudal Préfabriqués et du site d’Engeville, qu’il était titulaire de la signature sur les comptes bancaires et qu’il avait la qualité d’associé, certes minoritaire.

4. En jugeant ainsi, alors, d’une part, que la qualité d’associé était inopérante dès lors que la part du capital détenu par l’auteur des détournements était très minoritaire, que, d’autre part, la délégation de signature sur les comptes bancaires de la société et les fonctions exercées n’étaient pas de nature à conférer à l’intéressé la qualité de dirigeant ou de mandataire social, et que, par suite, en application de ce qui a été dit au point 2, il lui appartenait de rechercher si les détournements commis par ce salarié ne résultaient pas d’un comportement délibéré des principaux dirigeants, associés ou investis de la qualité de mandataire social de la société ou de leur carence manifeste dans l’organisation de celle-ci et la mise en œuvre des dispositifs de contrôle interne, la cour a commis une erreur de droit.

S’agissant de la taxe sur la valeur ajoutée :

5. D’une part, aux termes du 2 de l’article 272 du code général des impôts :  » La taxe sur la valeur ajoutée facturée dans les conditions définies au 4 de l’article 283 ne peut faire l’objet d’aucune déduction par celui qui a reçu la facture « . Aux termes du 4 de l’article 283 du même code :  » Lorsque la facture ne correspond pas à la livraison d’une marchandise ou à l’exécution d’une prestation de services, ou fait état d’un prix qui ne doit pas être acquitté effectivement par l’acheteur, la taxe est due par la personne qui l’a facturée « .

6. D’autre part, comme l’a jugé la Cour de justice de l’Union européenne par son arrêt du 27 juin 2018 SGI et Valériane SNC C-459/17 et
C-460/17, l’article 17 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil du
17 mai 1977, repris en substance à l’article 168 de la directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006, doit être interprété en ce sens que, pour refuser à l’assujetti destinataire d’une facture le droit de déduire la taxe sur la valeur ajoutée mentionnée sur cette facture, il suffit que l’administration établisse que les opérations auxquelles cette facture correspond n’ont pas été réalisées effectivement.

7. Il résulte de ce qui a été dit au point 6, qu’après avoir jugé que l’administration fiscale avait pu, à bon droit, considérer que les factures des sociétés ABMG, EBR et Construction TP étaient fictives, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en en déduisant que la taxe sur la valeur ajoutée qu’elles mentionnaient n’était pas déductible. Les moyens dirigés contre la circonstance, mentionnée par la cour à titre surabondant, inopérante pour des factures fictives, que la société requérante avait nécessairement conscience de participer à un système frauduleux, ne peuvent qu’être écartés.

8. Il résulte de ce qui précède que la société Strudal Préfabriqués est seulement fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque en tant qu’il s’est prononcé sur la déductibilité des factures émises par les sociétés ABMG, EBR et Construction TP au regard de l’impôt sur les sociétés.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat la somme de 1 500 euros à verser à la société Strudal Préfabriqués au titre de l’article
L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

————–
Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles du 5 octobre 2021 est annulé en tant qu’il s’est prononcé sur la déductibilité des factures émises par les sociétés ABMG, EBR et Construction TP au regard de l’impôt sur les sociétés.
Article 2 : L’affaire est renvoyée dans la mesure de la cassation décidée à l’article 1er à la cour administrative d’appel de Versailles.

Article 3 : L’Etat versera à la société Strudal Préfabriqués la somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la société Strudal Préfabriqués est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Strudal Préfabriqués et au ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Délibéré à l’issue de la séance du 16 novembre 2023 où siégeaient : …

La République mande et ordonne au ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Vu la procédure suivante :

Par une décision du 5 avril 2023, le Conseil d’État, statuant au contentieux a prononcé l’admission des conclusions du pourvoi de la société Strudal Préfabriqués dirigées contre l’arrêt n° 20VE00491 du 5 octobre 2021 de la cour administrative d’appel de Versailles en tant qu’il s’est prononcé sur les factures émises par les sociétés ABMG, EBR et Construction TP au regard de l’impôt sur les sociétés et de la taxe sur la valeur ajoutée.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– la directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006 ;
– le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Olivier Saby, maître des requêtes,

– les conclusions de Mme Emilie Bokdam-Tognetti, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de la société Strudal Préfabriqués ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Strudal Préfabriqués a fait l’objet d’une vérification de comptabilité à l’issue de laquelle lui ont été notifiées des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés au titre des exercices clos en 2008, 2009 et 2010 ainsi que des rappels de taxe sur la valeur ajoutée au titre de la période du
1er janvier 2008 au 30 avril 2011. Elle demande l’annulation de l’arrêt du 5 octobre 2021 par lequel la cour administrative d’appel de Versailles a rejeté son appel contre le jugement du
12 décembre 2019 du tribunal administratif de Cergy-Pontoise qui a rejeté sa demande tendant à la décharge de ces suppléments d’impôts. Les conclusions de son pourvoi ont été admises en tant que l’arrêt s’est prononcé sur les dépenses correspondant aux factures émises par les sociétés ABMG, EBR et Construction TP dont l’administration fiscale a refusé la déductibilité.

S’agissant de l’impôt sur les sociétés :

2. En cas de détournements de fonds commis au détriment d’une société, les pertes qui en résultent sont, en principe, déductibles des résultats de la société. Il en va ainsi, en particulier, lorsque ces détournements ont été commis par des tiers. En revanche, ne sont pas déductibles les détournements commis par les dirigeants, mandataires sociaux ou associés ainsi que ceux, commis par un salarié de la société, qui ont pour origine, directe ou indirecte, le comportement délibéré des dirigeants, mandataires sociaux ou associés ou leur carence manifeste dans l’organisation de la société et la mise en œuvre des dispositifs de contrôle, contraires à l’intérêt de la société.

3. Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué qu’après avoir jugé que l’administration fiscale avait pu, à bon droit, regarder les factures émises par les sociétés ABMG, EBR et Construction TP comme fictives, la cour administrative d’appel de Versailles a écarté le moyen tiré de ce que les dépenses afférentes à ces factures résultaient d’un détournement commis par un des salariés de la société requérante à son détriment et par suite étaient déductibles de ses résultats imposables, au motif que l’auteur de ce détournement n’avait pas la qualité de simple salarié dès lors qu’il exerçait les fonctions de directeur du département plancher de la société Strudal Préfabriqués et du site d’Engeville, qu’il était titulaire de la signature sur les comptes bancaires et qu’il avait la qualité d’associé, certes minoritaire.

4. En jugeant ainsi, alors, d’une part, que la qualité d’associé était inopérante dès lors que la part du capital détenu par l’auteur des détournements était très minoritaire, que, d’autre part, la délégation de signature sur les comptes bancaires de la société et les fonctions exercées n’étaient pas de nature à conférer à l’intéressé la qualité de dirigeant ou de mandataire social, et que, par suite, en application de ce qui a été dit au point 2, il lui appartenait de rechercher si les détournements commis par ce salarié ne résultaient pas d’un comportement délibéré des principaux dirigeants, associés ou investis de la qualité de mandataire social de la société ou de leur carence manifeste dans l’organisation de celle-ci et la mise en œuvre des dispositifs de contrôle interne, la cour a commis une erreur de droit.

S’agissant de la taxe sur la valeur ajoutée :

5. D’une part, aux termes du 2 de l’article 272 du code général des impôts :  » La taxe sur la valeur ajoutée facturée dans les conditions définies au 4 de l’article 283 ne peut faire l’objet d’aucune déduction par celui qui a reçu la facture « . Aux termes du 4 de l’article 283 du même code :  » Lorsque la facture ne correspond pas à la livraison d’une marchandise ou à l’exécution d’une prestation de services, ou fait état d’un prix qui ne doit pas être acquitté effectivement par l’acheteur, la taxe est due par la personne qui l’a facturée « .

6. D’autre part, comme l’a jugé la Cour de justice de l’Union européenne par son arrêt du 27 juin 2018 SGI et Valériane SNC C-459/17 et
C-460/17, l’article 17 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil du
17 mai 1977, repris en substance à l’article 168 de la directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006, doit être interprété en ce sens que, pour refuser à l’assujetti destinataire d’une facture le droit de déduire la taxe sur la valeur ajoutée mentionnée sur cette facture, il suffit que l’administration établisse que les opérations auxquelles cette facture correspond n’ont pas été réalisées effectivement.

7. Il résulte de ce qui a été dit au point 6, qu’après avoir jugé que l’administration fiscale avait pu, à bon droit, considérer que les factures des sociétés ABMG, EBR et Construction TP étaient fictives, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en en déduisant que la taxe sur la valeur ajoutée qu’elles mentionnaient n’était pas déductible. Les moyens dirigés contre la circonstance, mentionnée par la cour à titre surabondant, inopérante pour des factures fictives, que la société requérante avait nécessairement conscience de participer à un système frauduleux, ne peuvent qu’être écartés.

8. Il résulte de ce qui précède que la société Strudal Préfabriqués est seulement fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque en tant qu’il s’est prononcé sur la déductibilité des factures émises par les sociétés ABMG, EBR et Construction TP au regard de l’impôt sur les sociétés.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat la somme de 1 500 euros à verser à la société Strudal Préfabriqués au titre de l’article
L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

————–
Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles du 5 octobre 2021 est annulé en tant qu’il s’est prononcé sur la déductibilité des factures émises par les sociétés ABMG, EBR et Construction TP au regard de l’impôt sur les sociétés.
Article 2 : L’affaire est renvoyée dans la mesure de la cassation décidée à l’article 1er à la cour administrative d’appel de Versailles.

Article 3 : L’Etat versera à la société Strudal Préfabriqués la somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la société Strudal Préfabriqués est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Strudal Préfabriqués et au ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Délibéré à l’issue de la séance du 16 novembre 2023 où siégeaient : …

La République mande et ordonne au ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :